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Le 18 juillet 1961¹
LA CRÉATION SUPRAMENTALE
La question qui introduit cet entretien est basée
sur l'Aphorisme 66 de Sri Aurobindo : "Le péché est ce qui, en un temps, fut à
sa place mais qui, parce qu'il persiste maintenant, ne l'est plus. Il n'y a pas
d'autre péché."
Quelles sont les toutes premières choses que la force
Supramentale va vouloir déloger, ou qu'elle essaie de déloger, afin que tout
soit à sa place, individuellement et cosmiquement ?
Déloger ? Est-ce qu'elle "délogera" quelque chose ? Si nous
acceptons l'idée de Sri Aurobindo, elle mettra chaque chose à sa place, c'est
tout.
Il y a une chose qui, nécessairement, devra cesser, c'est la
déformation, c'est-à-dire le voile de mensonge sur la Vérité, parce que c'est
cela qui est responsable de tout ce que nous voyons ici. Si on enlève cela, les
choses seront tout à fait différentes, tout à fait; elles seront comme nous les
sentons, nous, quand nous sortons de cette conscience-là. Quand on sort de cette
conscience et qu'on entre dans la Conscience de Vérité, c'est au point que l'on
est étonné qu'il puisse y avoir quelque chose comme la souffrance et la misère,
et la mort, et tout cela; il y a une sorte d'étonnement, en ce sens qu'on ne
comprend pas comment cela peut se produire — quand on a vraiment basculé de
l'autre côté. Mais cette expérience-là est d'habitude associée à l'expérience de
l'irréalité du monde tel que nous le connaissons,
¹La question
et les trois premiers paragraphes de cet entretien sont également publiés dans
La Mère, Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo (Traduction et commentaires).
Sri Aurobindo Ashram, 1994, pp. 136-37.
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tandis que Sri Aurobindo dit que cette perception de l'irréalité du
monde n'est pas nécessaire pour vivre dans la conscience supramentale —
c'est seulement l'irréalité du Mensonge, pas l'irréalité du monde. C'est-à-dire
que le monde a une réalité en soi, indépendante du Mensonge. Je suppose que
c'est cela le premier effet du Supramental; premier effet dans l'individu, parce
que cela commencera d'abord par l'individu.
Cet état de conscience nouveau, il est probable qu'il doit
devenir un état constant, mais alors un problème se pose : comment est-ce que
l'on peut rester en contact avec le monde tel qu'il est dans sa déformation ?
Parce que je me suis aperçue d'une chose : quand cet état est très fort en moi,
très fort, tellement fort qu'il peut résister à tout ce qui vient le bombarder
du dehors, si je dis quelque chose, les gens ne comprennent rien — rien. Par
conséquent, cela doit supprimer un contact utile.
Comment serait une petite création supramentale, un noyau
d'action et de rayonnement supramental sur la terre, par exemple, pour ne
prendre que la terre ? Est-ce que c'est possible ?... On conçoit très bien un
noyau de création surhumaine et des surhommes, c'est-à-dire des hommes qui ont
été des hommes et qui, par l'évolution et la transformation (au vrai sens du
mot) sont arrivés à manifester les forces supramentales; mais leur origine est
humaine et tant que leur origine est humaine, forcément il y a contact; même si
tout est transformé, même si les organes sont transformés en centres de forces,
il y a tout de même quelque chose d'humain qui reste, comme une coloration. Ce
sont ces êtres-là qui, suivant les traditions, découvriront le secret de la
création supramentale directe, sans passer par le processus de la Nature
ordinaire, et c'est à travers eux que prendraient naissance les êtres
supramentaux proprement dits qui, eux, nécessairement, doivent vivre dans un
monde supramental. Mais alors, comment se ferait le contact entre ces êtres et
le monde ordinaire ?
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Comment concevoir la transformation de la Nature,
une transformation suffisante pour que cette création supramental puisse se
produire sur la terre ? — je ne sais pas.
Naturellement, pour qu'une chose pareille se fasse, il faudra un
temps assez considérable, nous le savons, et il y aura probablement des étapes,
des degrés, des choses qui apparaîtront (que, pour le moment, nous ne
connaissons pas ou nous ne concevons pas) et qui changeront les conditions de la
terre— c'est voir quelques milliers d'années en avant.
Reste le problème : est-il possible de se servir de cette notion
d'espace, je veux dire l'espace sur le globe terrestre ?¹
Est-il possible de trouver un endroit où l'on pourrait créer
l'embryon ou le germe du monde futur supramental ? Le plan était venu dans tous
ses détails, mais c'est un plan qui, dans son esprit et sa conscience, n'est pas
du tout conforme à ce qui est possible terrestrement, maintenant; cependant,
dans sa manifestation la plus matérielle, il était basé sur les conditions
terrestres.' C'est l'idée d'une ville idéale qui serait le noyau d'un pays idéal
et qui n'aurait de contacts que purement superficiels et extrêmement limités
dans leurs effets, avec l'extérieur. Il faudrait donc déjà — mais cela, c'est
possible — concevoir un pouvoir suffisant pour que, à la fois, il soit une
protection contre l'agression ou la mauvaise volonté (ce ne serait pas la
protection la plus difficile à avoir) et contre l'infiltration, le mélange. Mais
cela, on peut a. la rigueur le concevoir. Au point de vue social, au point de
vue organisation, au point de vue vie intérieure, ce ne sont pas des problèmes;
le problème, c'est la relation avec ce qui n'est pas supramentalisé, pour
empêcher l'infiltration, le mélange, c'est-à-dire pour empêcher que ce
¹Interrogée
plus tard sur le sens de cette phrase, Mère s'est mise à rire : "Je l'ai dit de
l'autre côté ! C'est dit du côté où la notion d'espace n'est plus si concrète !"
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noyau ne retombe dans une création inférieure — il s'agit d'une
période de transition.
Tous ceux qui ont pensé au problème ont toujours imaginé quelque
chose qui était inconnu du reste de l'humanité, comme dans une gorge de
l'Himalaya, par exemple, un endroit inconnu du reste du monde. Mais ce n'est pas
une solution; ce n'est pas une solution du tout.
Non, la seule solution c'est le pouvoir occulte, mais cela
implique déjà qu'un certain nombre d'individus soient arrivés à une grande
perfection de réalisation avant que quoi que ce soit puisse se faire. Mais on
peut concevoir que si cela peut se faire, on puisse avoir, isolé au milieu du
monde extérieur (il n'y a pas de contacts, n'est-ce pas) un endroit où tout
serait exactement à sa place, comme un exemple. Chaque chose est exactement à sa
place, chaque personne exactement à sa place, chaque mouvement exactement à sa
place — et à sa place dans un mouvement ascendant, progressif, sans rechute
(c'est-à-dire tout le contraire de ce qui se passe dans la vie ordinaire).
Naturellement, cela supposerait une sorte de perfection, cela supposerait une
sorte d'unité, cela supposerait que les différents aspects du Suprême puissent
être manifestés ; et nécessairement une beauté exceptionnelle, une harmonie
totale et un pouvoir suffisant pour tenir en état d'obéissance les forces de la
Nature; par exemple, même si cet endroit était entouré de forces de destruction,
elles n'auraient pas le pouvoir d'agir; la protection serait suffisante. Tout
cela demande une extrême perfection chez les individus qui seraient les
organisateurs d'une chose pareille.
(silence)
Au fond, on n'a jamais su comment ont été formés les premiers
hommes, la première réalisation mentale. On ne sait pas si c'étaient des
individus isolés ou des groupes, si cela s'est produit au milieu des autres ou
dans l'isolement ? — je ne sais pas.
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Mais il peut y avoir une analogie avec le cas futur de la
création supramental Il n'est pas difficile de concevoir, dans la solitude de
l'Himalaya ou dans la solitude de la forêt vierge, un individu qui commence à
créer son petit monde supramental autour de lui; c'est facile à concevoir. Mais
la même chose serait nécessaire, il faudrait qu'il soit arrivé à une perfection
telle que son pouvoir agisse automatiquement pour. empêcher l'intrusion,
qu'automatiquement son monde soit protégé, c'est-à-dire que tout élément
étranger ou contraire soit empêché d'approcher.
On a raconté des histoires comme cela, de gens qui vivaient dans
une solitude idéale. Ce n'est pas impossible à concevoir, du tout. Quand on est
en rapport avec ce Pouvoir, au moment où il est en vous, on voit bien que c'est
un jeu d'enfant; au point même qu'il est possible de changer certaines choses,
d'exercer une contagion sur les vibrations environnantes et les formes
environnantes qui, automatiquement, commencent à se supramentaliser. Tout cela
est possible, mais c'est à l'échelle de l'individu. Tandis que, prenons
l'exemple de ce qui se passe ici, l'individu qui reste au centre même de tout ce
chaos, c'est là la difficulté ! Est-ce que, de ce fait même, ce n'est pas une
impossibilité d'arriver à une sorte de perfection dans la réalisation ? Mais
l'autre aussi, l'isolé dans la forêt, c'est l'exemple qui ne prouve pas du tout
que le reste va pouvoir suivre; tandis que ce qui se passe ici est déjà une
action beaucoup plus rayonnante. C'est ce qui doit se produire, à un moment
donné cela doit se produire nécessairement ; mais le problème reste : est-ce que
cela peut se produire en même temps ou avant que l'autre chose soit réalisée :
l'individu, l'unique individu supramemalisé ?
Il est évident que la réalisation, dans ces conditions de
communauté, ou de groupe, est beaucoup plus complète, intégrale, totale et,
probablement plus parfaite qu'aucune réalisation individuelle, qui est toujours,
nécessairement, sur le plan extérieur, matériel, absolument limitée,
parce que c'est seulement un mode d'être,
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un mode de manifestation, un ensemble microscopique de
vibrations qui est touché.
Mais au point de vue de la facilité du travail, je crois qu'il
n'y a pas de comparaison.
(silence)
Reste le problème. Tous les gens, comme Bouddha et les autres,
ont d'abord réalisé, puis ils sont rentrés en contact avec le monde,
alors c'est très simple. Mais pour ce que j'envisage, est-ce que, de rester dans
le monde, n'est pas une condition indispensable pour que la réalisation puisse
être totale ?
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